Cellules, leur destin dépend aussi de leur sens du toucher

Marie-Catherine Mérat / Science & Vie 1115, août 2010, reproduction autorisée
REPERES: on croyait les cellules essentiellement contrôlées par les gênes et les facteurs chimiques. Erreur: des chercheurs viennent de prouver que leur fonction et leur devenir varient selon leur environnement (mouvement des tissus, texture du milieu, etc.). Reste à savoir comment ce sens du toucher agit sur leur comportement. Une découverte décisive pour la lutte contre le vieillissement.



Penché sur son microscope, le biologiste approche minutieusement une fine aiguille d'un minuscule embryon de mouche drosophile et, doucement, effleure quelques cellules à sa surface. Plusieurs minutes s'écoulent. Soudain, les cellules touchées s'animent et commencent à se déformer pour creuser une dépression de plus en plus profonde au coeur de l'embryon, comme si le contact de l'aiguille les avaient mises en mouvement.
Ainsi donc, les cellules semblent capables de "sentir" la pression mécanique et d'y répondre. Cette expérience, menée récemment par l'équipe Mécanique et génétique du développement embryonnaire et tumoral, dirigée par Emmanuel Farge à l'institut Curie, à Paris, met en lumière l'une des nombreuses manifestations d'un phénomène désormais avéré: toutes les cellules ont le sens du toucher. Elles ne répondent pas seulement à des signaux chimiques -- hormones et autres facteurs de croissance -- mais également à leur environnement mécanique, selon les pressions et les résistances qu'elles rencontrent.

Une aptitude innée
Chacun peut du reste en faire l'expérience: la stimulation des muscles induit leur développement. Les astronautes, eux, en font le constat inverse: affranchis de la gravité, ils perdent une partie de leur masse osseuse, car en l'absence du poids du corps, leurs os peinent à se régénérer. Autant d'adaptations mécaniques dont les scientifiques connaissent aujourd'hui l'origine: elles s'expliquent par une dynamique propre aux tissus biologiques, certes, mais surtout par la perception mécanique de chacune des cellules qui constituent ces tissus. Ce qui signifie que non seulement les cellules ont le sens du toucher, mais aussi qu'elles s'en servent tout au long de leur vie. Au point que leur destin même en dépendrait!
La preuve par l'expérience menée en 2006 par Dennis Discher, de l'université de Pennsylvanie, sur des cellules souches dont on sait l'importance dans le développement de l'organisme: selon les signaux auxquels elles sont soumises, elles ont la faculté de se différencier en plusieurs types cellulaires qui, in fine, constitueront les divers organes. Le chercheur a cultivé ces cellules sur différents substrats et observé leur évolution. Résultat? Sur un support mou de la consistance du cerveau, elles se transforment en neurones; s'il est semi-rigide comme du muscle, elles donnent des cellules musculaires; et s'il est dur comme de l'os, elles deviennent osseuses. Et cela sans l'intervention du moindre facteur chimique! Dennis Discher a simplement déposé les cellules sur des gels de polyacrylamide de plus ou moins grande viscosité. Elles ont "perçu" les différences de texture et s'y sont adaptées, comme si elles se trouvaient réellement dans du tissu cérébral, musculaire ou osseux. "Elles sondent l'élasticité de leur milieu environnant en s'accrochant à leur support et en tirant dessus" explique Benoît Ladoux, du laboratoire Matière et systèmes complexes de l'université Paris-7.

Des réactions diverses
De précédentes expériences menées, elles, avec des cellules adultes, avaient déjà clairement démontré que plus la viscosité du support est élevée, plus les cellules s'étirent. Et plus elles s'étirent, plus elles prolifèrent. Autre constatation: placées sur un substrat présentant divers degrés de rigidité, certaines cellules ont systématiquement tendance à migrer vers les zones les plus dures. Voire se révèlent capable d'adapter leur rigidité à celle du substrat. " Les cellules ne répondent pas toutes de la même façon, mais toutes ressentent les stimulations mécaniques, qu'il s'agisse de forces extérieures (comme la pression exercée par le flux sanguin sur les cellules des vaisseaux, par exemple) ou de la rigidité de l'environnement", observe Benoît Ladoux.
Ce sens du toucher, les cellules l'acquièrent dès leur plus jeune âge, aux premiers stades de la formation de l'embryon. Alors que les biologistes étaient persuadés que les cellules embryonnaires n'obéissaient qu'à un seul maître, le génome, Emmanuel Farge et son équipe ont démontré qu'elles répondent aussi à leur environnement mécanique. "Sachant que les mouvements qui donnent sa forme à l'embryon sont déclenchés par les gènes du développement, explique Emmanuel Farge, nous avons voulu savoir dans quelle mesure ces mouvements pouvaient en retour influencer l'expression des gènes dans les cellules". Ce que le biologiste envisage comme un "contrôle qualité": le génome contrôlerait ainsi l'état d'élaboration de la forme de l'embryon qu'il est chargé de développer.
On est alors en 2003. L'équipe entreprend de déformer un embryon de mouche drosophile en le comprimant artificiellement entre deux lames transparentes. Surprise: une gène nommé twist, qui d'habitude ne s'exprime que dans les cellules ventrales de l'embryon, s'exprime dans toutes les cellules. "Nous avions ainsi montré que l'expression d'un gène pouvait être modulée par des contraintes mécaniques", raconte le biologiste.
Qu'en est-il au cours de l'embryogenèse? L'équipe sait que l'expression de twist augmente habituellement aux premiers stades du développement, lorsque la partie ventrale de l'embryon s'étend et comprime les cellules du pôle antérieur pour former le futur tube gastrique. Est-ce cette compression qui déclenche l'expression de twist? La réponse viendra 5 ans pus tard, quand les scientifiques parviennent à contrôler l'intensité de cette compression naturelle pendant le développement embryonnaire. "Nous avons d'abord fait un trou dans l'embryon avec des impulsions laser, pour déconnecter la partie qui pousse de celle qui est comprimée" résume Emmanuel Farge. Conséquence, l'expression de twist est fortement réduite dans le pôle antérieur qui n'est plus comprimé. L'équipe injecte ensuite des nanoparticules magnétiques dans les cellules du pôle antérieur. Puis, à l'aide d'un aimant, les biologistes attirent ces cellules pour qu'elles compriment à nouveau le tissu. Le résultat ne se fait pas attendre: twist est à nouveau surexprimé. Plus de doute possible, "l'expression du gène est bien induite par des mouvements mécaniques". Un an plus tard, l'équipe observe qu'il suffit de toucher quelques cellules de l'embryon avec une aiguille pour déclencher toute un mouvement morphogénétique: le repliement d'un tissu primaire, le mésoderme. Cette stimulation mécanique déforme les cellules en redistribuant une protéine à l'intérieur: la myosine II.
"Aujourd'hui, on essaie simplement d'observer les effets des stimulations mécaniques sur l'expression des gènes, la production de protéines, l'ouverture des canaux à travers le membrane, mais on ne comprend pas encore le lien précis entre stimulation mécanique et réponse physiologique." Pourtant, une théorie entend unifier les différentes observations des biologistes. Elle émane de Donald Ingber, directeur du Wyss Institute for Biologically Inspired Engineering à l'université d'Harvard et s'inspire de l'architecture. Son nom: "tenségrité", contraction de tensile integrity (intégrité par la tension). Il s'agit de concevoir la cellule comme une structure en trois dimensions, composée de deux types d'éléments: des câbles tendus et des barres jouant le rôle de support de compression. "Les structures de tenségrité sont autocontraintes et autoéquilibrées". Elles ne s'effondrent pas sur elles-mêmes", précise Patrick Canadas. En quoi ce modèle reflète-t-il l'architecture cellulaire? Toute cellule contient un squelette qui lui confère sa forme, le cytosquelette. Or celui-ci est composé de trois types de filaments. Les plus gros, les microtubules, sont aussi les plus rigides. Donald Ingber les assimile aux barres des structures de tenségrité. Les filaments d'actine qui, associés à la myosine, engendrent des forces de tension, seraient l'équivalent des câbles. Quant aux filaments intermédiaires, leur rôle mécanique est plus incertain: support de tension passif ou soutien des microtubules en cas de gros efforts de compression.
Donald Ingber a montré qu'un modèle cellulaire de tenségrité fabriqué avec de simples tiges de bois (microtubules) et des élastiques (filaments d'actine), fixé sur une pièce de tissu (substrat) reproduit assez fidèlement le comportement mécanique des cellules vivantes que sont l'étirement et la polarisation entre un avant et arrière, variables selon la dureté du support. Lorsque l'une d'elles évolue sur un substrat souple par exemple, elle s'y accroche via des protéines d'adhésion situées dans sa membrane, les intégrines, elles-mêmes connectées au cytoquelette. Une fois ancrée, la cellule et son noyau s'étirent et se polarisent: on peut clairement distinguer un avant d'un arrière.



Une incidence génétique
Ce serait donc bien le cytosquelette qui transmettrait les forces mécaniques à travers la cellule, jusqu'au noyau dont les déformations moduleraient alors l'expression de gènes. " Les cellules répondent différemment aux stimulus mécaniques selon le degré de tension de leur cytosquelette, détaille Donald Ingber. C'est cette tension qui règle la réponse cellulaire, de la même façon que la tension d'une corde conditionne le son que produit un violon." Une théorie qui ne fait pas l'unanimité parmi les "mécanobiologistes". Pour certains, le toucher des cellules serait également dû à des protéines mécanosensibles présentes à leur surface, sortes de capteurs qui se déformeraient au contact d'un stimulus mécanique pour déclencher une cascade moléculaire aboutissant à l'expression de gènes cibles. Bref, on ne sait toujours pas exactement comment une cellule parvient à transformer un stimulus mécanique en réponse biochimique.
En attendant de résoudre ce problème, les scientifiques multiplient les applications basées sur les propriétés mécaniques des cellules depuis une quinzaine d'années. C'est ainsi que l'ingénierie tissulaire cherche désormais à produire de l'os, du cartilage, des ligaments, des tendons, dans des bioréacteurs reproduisant les stimulations mécaniques auxquelles sont naturellement soumis ces tissus. Un véritable enjeu avec le vieillissement  de la population et la multiplication des maladies ostéoarticulaires. Pour produire un ligament du genou par exemple, " la matrice biodégradable sur laquelle on fait pousser le tissu doit être tendue puis relâchée cycliquement, et tordue en même temps, de façon à reproduire ce qu'il se passe pendant la marche", explique Rachid Rahouadj du Laboratoire d'énergétique et de mécanique théorique et appliquée à Nancy. Pour l'heure, ce sont les études sur la production d'os artificiel qui sont les plus avancées, avec des essais prometteurs sur l'animal.
Chez l'homme, la mécanobiologie trouve déjà une application dans le traitement de l'ostéoporose. Au département d'ingénierie biomédicale de l'université de New York, Clinton Rubin applique des vibrations mécaniques à faible magnitude et haute fréquence sur les os des patients pour faciliter leur régénération. L'amélioration est sensible: un gain de 3 à 5% de la densité osseuse et musculaire. "J'ai bon espoir que, dans quelques années, les traitements utilisant ce type de thérapie dynamique soient disponibles" se félicite le scientifique.




CANCER ET INFARCTUS: LE REVERS DE LA MEDAILLE.
Si la sensibilité mécanique des cellules leur confère bien des avantages, en leur permettant de proliférer, de migrer ou de se différencier, elle a aussi ses limites, en ralentissant parfois la cicatrisation des tissus ou en favorisant la propagation d'une tumeur. En 2008, l'équipe du biophysicien américain Dennis Discher a en effet montré qu'après une crise cardiaque, les cardiomyocytes peinaient à contracter le coeur en raison de la rigidité de la cicatrice laissée par l'infarctus. En isolant des cardiomyocytes de caille puis en les cultivant sur des matrices plus ou moins rigides, l'équipe a constaté qu'ils se contractaient parfaitement sur des supports souples mais qu'ils s'arrêtaient progressivement de battre sur des matrices trop rigides.
De son côté, Valérie Weaver , directrice du centre de bio-ingénierie et de régénération tissulaire à l'université de Philadelphie, a montré que la rigidité des tumeurs contribuait à la cancérisation des tissus. Après avoir constaté que les tumeurs étaient plus rigides que des tissus sains, son équipe a cultivé des cellules mammaires sur des gels de polyacrylamide de différentes textures. Résultat: lorsque la consistance du gel coïncidait avec celle d'un tissu sain, les cellules proliféraient normalement. En revanche, quand elle durcissait, les cellules adoptaient des propriétés malignes et leur prolifération augmentait.

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